C’était il y a un an, et comme d’habitude le dimanche matin, je chassais le carton dans un vide-grenier. Après avoir chiné quelques disques, je parlais musique avec le vendeur et je dévoilai alors plus par sympathie qu’autre chose que les seuls vinyles pour lesquels je pourrais faire des efforts financiers conséquents seraient probablement ceux de musique expérimentale et de free-jazz. Chacun sa déviance, moi j’assume très bien celle-ci. Je n’avais simplement absolument pas prévu qu’une gentille dame derrière moi allait alors se proposer de transmettre mes coordonnées à une de ses amies récemment endeuillée qui se retrouvait depuis peu avec toute la collection de musique bizarre de son défunt mari. J’ai donné mon numéro, et j’ai commencé à espérer.

Le coup de téléphone n’arriva que plusieurs mois plus tard. Dans mes rêves mes plus fous, je m’imaginais soit peu scrupuleux faire un rapt indécent sur une collection de bijoux en cire, soit grand prince laissant un prix honnête pour quelques belles pièces. Évidemment, rien ne se passa comme prévu. La dame semblait méfiante, voulait parler prix tout de suite et m’annonçait des tarifs loin de mes possibilités d’alors. Ces disques, ils lui rappelaient tellement son mari, et si elle ne le suivait pas partout dans ces délires bruitistes, elle avait appris à ses côtés à aimer certaines audaces sonores. Et puis, ils partageaient ce gout de l’art: elle se concentrait plus sur la peinture de son côté et on peut dire qu’ils se complétaient vraiment bien ces deux là. D’ailleurs quand je me rendais chez elle la première fois quelques semaines plus tard avec comme seule perspective de ramener quelques disques d’Anthony Braxton et d’Ornette Coleman qui ne lui collaient pas trop aux doigts, je remarquais un ouvrage sur l’œuvre de Zao-Wou-Ki dans un coin. Elle garda aussi le joli vinyle d’Ornette Coleman illustré par Jackson Pollock, mais je la comprenais tellement que j’étais presque heureux de lui laisser. Elle me dit alors qu’elle se pencherait sur ce qu’il restait et qu’elle reprendrait contact avec moi.

Et l’attente a repris. Je n’osais pas la rappeler, je suis tellement maladroit au téléphone. Tout avait été si sympathique en sa compagnie et si dur à distance. Au téléphone, ca parle tarif, nombre, ça négocie. Jamais de ma vie je ne deviendrais un bon commerçant, et encore moins caché derrière un combiné, alors j’étais vraiment soulagé quand on fixa enfin un nouveau rendez-vous pour que je puisse me faire une idée réelle du trésor que je fantasmais depuis plus de dix mois. Je ne fus pas déçu, ni des disques et encore moins du décor. Rangés dans l’étagère que leur propriétaire avait confectionnée il y a quarante ans, ils attendaient sagement. Elle insista encore sur le fait qu’elle préférait tout vendre à quelqu’un qui saura en profiter plutôt qu’à quelqu’un qui ferait de l’argent avec. Alors que je regardais chaque pochette, on devisa un peu des illustrations d’alors :

« -De toutes façons, quand une pochette est aussi belle, on n’a pas besoin d’écouter le disque pour savoir que ça sera de la bonne musique » me dit-elle en substance.

Elle avait tellement raison et elle avait encore tellement de tendresse dans sa voix. Mais elle n’avait malheureusement plus vraiment ni le temps ni le matériel, ni sans doute le courage de s’occuper de tous ces disques. Alors, on négocia pour la forme, elle aura plus d’argent que si des revendeurs l’avaient amadouée et moi je me ruinais avec le sourire et la certitude de toucher quelques trésors introuvables. Dans un coin il y avait une contrebasse un peu usée qui trainait, finalement il était encore un peu là lui aussi.

« Il s’est mis à la musique un peu tard, mais c’était un vrai plaisir de l’entendre jouer »

Alors, je les ai imaginés dans ce salon, lui, elle, les disques, la contrebasse qu’il enlaçait alors qu’elle l’enlaçait du regard, ce gout pour l’art qu’ils se partageaient depuis longtemps. J’ai pris un peu de tout cela ce jour. J’ai signé le chèque, je me suis cassé le dos pour remplir ma voiture, et je l’ai salué.

« -Profitez en bien » me dit-elle en guise d’adieu.

Putain, oui je vais bien en profiter. Je ne me sens pas vraiment autorisé à faire autrement, je ramène un peu de vous deux dans trois caisses en plastique, j’espère être à votre hauteur.